
Courrier des Balkans – 14.11.2017 – Article
Début novembre, la justice a débouté les associations écologistes qui contestaitent la validité des permis de construire des barrages hydro-électriques sur la Valbona, l’une des vallées les mieux préservées d’Albanie. Malgré le silence assourdissant des médias, les militants ne veulent pas baisser les bras. Reportage.
C’est à quelques kilomètres de Bajram Curri, au pied de la Kulla (tour) de Mic Sokoli, que convergent habitants de la région et militants de la société civile venus de Tirana. Dans le fief historique de ce héros de la Ligue de Prizren, la petite trentaine de personnes joue la fibre patriotique. « Il est temps de se réveiller et d’arrêter ceux qui détruisent en toute impunité notre beau pays ! » Qëlesh sur la tête et drapeaux albanais en main, ils appellent à la résistance et « au respect de la terre ». La colère est palpable. Le 3 novembre, le tribunal administratif de Tirana a rejeté leurs plaintes contre la société Gener 2, accusée d’utiliser des permis de construction expirés. L’entreprise peut donc désormais poursuivre la construction de l’un des plus importants barrages hydro-électriques envisagés au sein du parc national de Valbona.
« La Valbona est à nous », « le tribunal a bu le sang de la reine des Alpes », « ne touchez pas à la Valbona ». Sur les escaliers de la mairie de Bajram Curri, les manifestants enchaînent slogans et déclarations. Incrédules, les riverains passent, troublés par ces revendications au ton ferme et offensif. Dans le chef-lieu de cette région oubliée par Tirana, on n’est pas habitué à ces prises de position au grand jour. Mal à l’aise, quelques officiels de la mairie observent discrètement. Ils sont peu enclins à la discussion. Comme l’un d’eux le confie, « personne ne voudra parler ici. De toute façon on n’a pas notre mot à dire, c’est le gouvernement qui décide de tout ».
“Ce massacre environnemental, c’est le résultat de gouvernements corrompus.”
Le bus des manifestants s’engouffre dans la vallée de la Valbona. La beauté des couleurs automnales et des eaux cristallines de la rivière leur coupent le souffle. Mais l’émerveillement laisse rapidement place à la tristesse et la colère. Devant le chantier du barrage de Dragobi, la rivière n’est ici que tas de pierres et coulée de ciments. « Le massacre environnemental que l’on a sous nos yeux, c’est le résultat de gouvernements corrompus qui se fichent de l’Albanie et de ses citoyens ! » Arben Kola connaît bien les vallées des Alpes albanaises et leurs habitants ; il y guide régulièrement les touristes étrangers. « Les lois qui protègent les parcs nationaux sont bafouées, juste pour les poches de quelques-uns. »
« Ô l’eau cristalline, ô le tube métallique ! » Le petit attroupement qui se forme semble inquiéter les responsables du chantier. Bientôt, des renforts de sécurité privée et de police arrivent. « C’est déjà un succès de voir qu’ils ont peur d’une trentaine de manifestants ! » Réunis, dans l’une des auberges de la vallée, militants et habitants débattent des suites du programme. Décision est prise pour le lendemain de bloquer l’accès au chantier. Peu avant de se coucher, on plaisante amèrement : « Toutes les femmes prénommées Valbona (Prénom très répandu dans le monde albanais NDLR), il faudra les renommer Tuba (tuyau en français) ! »

Au petit matin du deuxième jour de protestation, les manifestants bloquent l’accès des bus de transport au chantier en leur tournant le dos. L’ambiance est de nouveau tendue et on frôle l’altercation lorsque l’un des chefs du chantier provoque délibérément les opposants. Quelques heures de slogans et de déclarations puis la manifestation se disperse. « Le message est passé », veut croire Arben.
Un peu en retrait, Ardian Selimaj, a les yeux dans le vague. « Ici, il y a des loups, des ours, des chats sauvages… Je les vois de chez moi presque chaque matin. Mais avec une construction comme celle-ci, qu’est-ce-qu’il va rester ? Pour les visiteurs, ce ne sera plus un parc national sauvage, mais une zone industrielle. » Après 18 années passées en Amérique du Nord, Ardian est revenu investir dans le pays de son enfance. Avec ses petits chalets en bois, son auberge se fond dans le paysage alpin de la vallée. Mais à quelques centaines de mètres de là, les bétonneuses sont à l’œuvre. La larme à l’œil et les dents serrées, il lâche : « Je ne laissera plus venir à mon café ceux qui ont laissé faire ça. Je ne veux plus les voir ».
“Bien sûr, la vallée est magnifique, mais il y a trop de pauvreté ici.”
Guidant ses trois vaches sur l’un des petits ponts qui traversent la rivière, un paysan de la vallée évite soigneusement les manifestants. « Bien sûr, la vallée est magnifique, mais il y a trop de pauvreté ici », glisse-t-il. Cette résignation de nombreux habitants de la vallée, l’une des militantes venues de Tirana refuse de l’entendre. « Il y a des régions en Albanie où il n’y a pas de tourisme et où les gens sont encore plus pauvres, on ne peut pas se faire acheter comme ça ! »
Un avis tranché qui inquiète Catherine Bohne, une naturaliste américaine installée depuis des années à Valbona. « Ici, tout le monde se connaît. Les oppositions autour du projet risquent de mener à des affrontements très personnels et potentiellement violents. Et cela, pour le seul bénéfice des promoteurs du projet », soupire-t-elle. Fondée en 2016, son association Toka pallie l’absence de gestion des autorités du parc national. Chemins de randonnée, formations de guides locaux ou vente de produits artisanaux, ses initiatives ont permis d’améliorer le quotidien de nombreux habitants. Dans cette vallée enclavée et marquée par des taux d’émigration records, l’écotourisme attire chaque année des dizaines de milliers de visiteurs, éblouis par un écosystème unique en Europe.
“Le cas Valbona est une cause préoccupante.”
Soutien international majeur des opposants au projet, l’organisation WWF a qualifié les projets énergétiques du gouvernement socialiste de « derniers exemples d’une politique non durable de développement hydroélectrique ». Le WWF dénonce aussi le manque de transparence et l’illégalité du projet. Une position visiblement partagée par la délégation de l’Union européenne à Tirana. Dans une réponse envoyée aux associations environnementales le 7 novembre, elle assure que « le cas Valbona est une cause préoccupante » et avoir « recommandé une suspension de toutes les constructions en attendant une évaluation de qualité et une révision légale ».
Ce timide redémarrage de la mobilisation permettra-t-il de sauver la Valbona du ciment ? Rien n’est moins sûr. Le silence médiatique contraste avec l’écho rencontré il y a tout juste un an lors des premières protestations. Unis et plus nombreux, les habitants de la vallée avaient alors suscité un vif intérêt médiatique. « Ils ont acheté la plupart des habitants de la vallée ! Qu’est-ce-qu’on peut faire contre des millions ? », se désole un des militants venus de Tirana. News 24, la seule chaîne de télévision nationale présente lors des dernières manifestations, a curieusement supprimé la vidéo des manifestations de sa page Internet. Ardent militant de la cause environnementale, Lavdosh Ferruni veut tout de même garder espoir. « Pour l’instant la rivière n’est pas encore contrainte par des canalisations en métal, on peut encore mobiliser ! »

Le reportage original ici.