Justice en Albanie : moins de corruption, plus de congestion

Manifestation de l'opposition à Tirana demandant le départ du Premier ministre @ LS
Manifestation contre la corruption à Tirana @ LS

Libération – 27.03.2022 – Article

Le petit pays des Balkans s’est lancé en 2016 dans une refonte complète de son système judiciaire, gangrené par la corruption. Un processus toujours en cours qui déstabilise le fonctionnement de l’institution.

«Quelle justice ? Ici, celui qui a de l’argent, ou qui connaît les bonnes personnes, peut sortir de prison. Les autres, ils restent à l’intérieur. C’est invivable…» Adossé à une barrière à l’entrée du petit tribunal pénal de Tirana, Behar attend la sortie de l’un de ses proches. Pour ce vendeur de légumes de 23 ans, «justice» rime avec corruption et clientélisme. Une défiance, largement partagée dans la société albanaise, que le système judiciaire local cherche pourtant à contrer. Depuis plus de cinq ans, l’institution tente de redorer son image auprès des 2,8 millions d’Albanais.

Dans une salle du palais des congrès, trois juges d’une commission spéciale détaillent les finances d’un de leurs collègues, magistrat de Tirana. Appartement à New York, crédit bancaire, travaux de rénovation… Les dépenses et les revenus du juge depuis ses débuts en 1999 sont méthodiquement décortiqués. Ces vérifications, souvent intrusives, sont au cœur de la vaste réforme qui bouleverse la justice locale. Outil clé de la lutte contre la corruption, le «vetting» passe en revue le patrimoine, les compétences mais aussi l’intégrité des quelque 800 juges et procureurs en fonction jusqu’en 2016. Un processus qui a décimé la magistrature albanaise.

Nouveaux visages

«Les résultats sont assez flagrants car sur les 505 magistrats qui ont été réévalués en première instance jusqu’à aujourd’hui, plus de 60 % ont été démis de leur fonction ou ont démissionné, explique Luigi Soreca, l’ambassadeur de l’Union européenne à Tirana. Ces chiffres démontrent le besoin absolu de la réforme.» Une réforme inédite, pour laquelle les diplomates des Etats-Unis et de l’Union européenne n’ont ménagé ni leurs efforts ni leurs menaces pour la faire adopter par les députés albanais en juillet 2016. Sept articles de la Constitution ont été modifiés afin de «refonder l’Etat de droit» et mettre l’ancien pays communiste, candidat depuis 2014, «sur la voie de l’intégration à l’UE». En parallèle de la réévaluation des magistrats, de nouvelles structures ont vu le jour, avec notamment la création d’une structure spéciale dédiée à la lutte contre la corruption et le crime organisé, le Spak.

Gel aux cheveux et col de chemise ouvert, Rudi Laze veut incarner l’un de ces nouveaux visages de la justice albanaise. A 35 ans, cet ambitieux avocat est en troisième année à l’École de la magistrature. «Les Albanais doivent pouvoir obtenir des décisions justes et exemptes d’influences extérieures, affirme le jeune homme qui espère enfiler sa robe de magistrat en septembre prochain. Dans le passé la corruption du système était endémique, aujourd’hui, c’est à nous, les nouveaux et futurs magistrats de rester des personnes “propres”.» Le futur magistrat se réjouit de la hausse des salaires de 550 à 1 500 euros, «une chose importante pour que les magistrats restent justes et incorruptibles».

«Le remplacement des juges prendra du temps»

Mais cinq ans après le lancement de la réforme, celle-ci a perdu de sa popularité. Le complexe vetting s’éternise, et, faute de juges, de nombreux tribunaux fonctionnent au ralenti, suscitant un profond mécontentement parmi la population. «Mieux vaut un processus lent mais qui fonctionne plutôt qu’un processus rapide et injuste», plaide Rudi Laze.

Une opinion plutôt partagée par Besar Likmeta, le rédacteur en chef de Reporter.al, dont les journalistes assistent à chaque séance de réévaluation des juges. «Le processus a eu un coût élevé notamment en ce qui concerne les délais d’attente car le vetting a entraîné d’importantes vacances [des fonctions] et le remplacement des juges prendra du temps. Mais il faut aussi reconnaître qu’il a eu des conséquences positives puisqu’une grande partie des magistrats avaient bel et bien des revenus inexpliqués ou des liens avec le crime organisé…»

Du côté de l’UE, on vante la mise en place des nouvelles structures judiciaires et surtout les récents développements visant des personnalités de premier plan, comme un ancien ministre de l’Intérieur, mêlé à une affaire de trafic international de drogues. «On commence à voir les premiers résultats tangibles, avec la condamnation définitive d’un ancien procureur général et l’arrestation de deux ex-ministres, se félicite ainsi l’ambassadeur Soreca. C’est important de montrer que, reconstruit, le système commence à donner des résultats.» Derrière ces décisions médiatisées, le grand nettoyage du système judiciaire n’est pas allé sans heurts dans une société albanaise fortement polarisée, et où l’administration reste très politisée.

«Pouvoir autocratique»

Alors que le Parti socialiste du Premier ministre, Edi Rama, règne sans partage depuis les législatives de 2017, de nombreux anciens magistrats crient au règlement de comptes politique et s’indignent du vide judiciaire engendré par la réforme. Ancien juge chargé de la lutte contre la corruption révoqué par le vetting, Gentian Trenova estime que la réforme a échoué dans son principal objectif. «L’un de ses buts était de lutter contre la corruption, mais le gouvernement, avec lequel les internationaux ont étroitement collaboré, est l’une des institutions les plus corrompues, dénonce-t-il. Avec des magistrats sous pression et un système judiciaire affaiblit, le gouvernement a renforcé son pouvoir autocratique sans être inquiété pour ses décisions arbitraires ni ses abus de fonds publics.» Et le magistrat déchu d’énumérer les différents scandales qui ont éclaboussé la majorité socialiste, alors que la Cour constitutionnelle et la Cour suprême étaient mises à l’arrêt par la réforme.

Paradoxe, alors que le Spak se lance dans ses premières enquêtes d’envergure, les Albanais semblent toujours plus sceptiques quant à leurs institutions. Il faut dire que la seule réforme de la justice n’a pas eu d’effet miracle : «la corruption demeure un sujet de préoccupation sérieuse», selon le dernier rapport de la Commission européenne, et le département d’Etat américain s’inquiète du manque de progrès dans la lutte contre le blanchiment d’argent. «C’est l’une des leçons de ce processus : dans un pays où il n’y a ni médias indépendants ni parlement fonctionnel, une réforme ne suffit pas pour lutter contre la corruption, résume ainsi le journaliste Besar Likmeta. Aujourd’hui, l’emprise sur les institutions a atteint un niveau tel que les jeunes et les diplômés émigrent massivement. Ils ne voient pas d’avenir dans un pays où le seul mérite des gens qui dirigent est d’être corrompus et d’avoir des liens avec des criminels.»

Le reportage sur le site de Libération.

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